Thomas Planell, DNCA Investments.
Les banques centrales lancent leurs premières barges de débarquement à l’assaut des plages des marchés de taux.
Comme au-dessus d’Omaha Beach il y a exactement 80 ans, les conditions météorologiques ne sont pas idéales.
A l’époque, la couverture nuageuse a privé de précision le bombardement aérien de préparation. Au sol, les troupes amphibies font face aux défenses intactes des Widerstandsnester. Elles ravagent les rangs alliés.
Aujourd’hui, succédant au Canada, la BCE lance l’offensive alors qu’elle révise à la hausse ses attentes d’inflation (2,5% en 2024, 2,2% l’an prochain). D’ailleurs, vendredi, la hausse des salaires en zone euro (5,1% au premier trimestre) a été révisée au-dessus des premières estimations. C’est un chiffre important. Pour Christine Lagarde, le débordement de l’inflation salariale dans l’économie compte parmi ses principales préoccupations.
Privée de couverture radar, l’amirauté centrale navigue en fonction des données, sans cap défini. Les marchés perçoivent une tonalité hawkish dans les manœuvres du commandement suprême. Ils résistent à la tentation d’espérer plus de 2 baisses supplémentaires cette année.
En cette date anniversaire du débarquement en Normandie, l’économie mondiale est stabilisée. La croissance ralentit mais se montre plus résiliente que prévu. Les indicateurs de surprise économiques dans les pays émergents et en Europe se découplent favorablement de leurs homologues américains. D’ailleurs, la BCE révise ses attentes de croissance cette année à +0,9%.
Aux Etats-Unis, où les investisseurs ne tablent également que sur deux baisses de taux d’ici à janvier prochain, et en Europe (y compris au Royaume Uni), la reprise de la croissance des salaires réels (grâce à la modération de l’inflation) devrait à nouveau soutenir la confiance des ménages. Les ouvertures de postes continuent de rester supérieures aux fermetures. Le rebond des indicateurs PMI dans le secteur tertiaire, notamment en France et en Allemagne, atteste de l’optimisme dans le secteur.
Dans le secteur secondaire, en revanche, les signaux sont contradictoires. Le secteur européen des semi-conducteurs (Soitec, STMicroelectronics) pâtît d’un excès d’inventaires chez ses clients industriels. La constitution de stocks stratégiques en réponses aux tensions logistiques, les incertitudes quant à la vigueur de la demande des marchés finaux, la fragilité de l’industrie européenne depuis la crise énergétique ralentissent l’érosion de ce coussin d’inventaires de précaution et obère les nouvelles prises de commandes. En Chine, les stocks de cuivre (au plus haut depuis quatre ans) et d’aluminium s’empilent, en raison d’une demande modérée de l’industrie et de la sensibilité à la hausse fulgurante des prix depuis février. L’accroissement des inventaires bride les prix de l’or rouge qui reculent de près de 10% en deux semaines depuis leur plus hauts historiques. Dans les semi-conducteurs comme sur les métaux industriels, tout l’enjeu pour l’analyste est de savoir anticiper les phases de stockage / déstockage !
Néanmoins, la composante « inventaires » des indices PMI des deux côtés de l’Atlantique semble se stabiliser depuis les niveaux extrêmement bas de fin 2023. Ce n’est pas encore assez pour savoir si la reprise économique attendue pour la fin de l’année s’accompagnera d’un rebond vigoureux ou timoré du cycle manufacturier. La réponse déterminera le prix des matières premières industrielles et affectera les allocations de portefeuille, en faveur ou non des valeurs cycliques. Pour en juger, il sera utile de surveiller le redémarrage des investissements des entreprises. Ils jouent un rôle significatif dans l’expansion industrielle. La marge de manœuvre n’est pas en risque : le résultat opérationnel couvre de façon confortable (entre 5 et 6 fois) le service des intérêts de la dette. La variable aléatoire reste plutôt le niveau de confiance dans la vigueur des marchés finaux propre à justifier ou non la décision de s’endetter pour investir. On conçoit que les incertitudes dans l’économie « traditionnelle » jouent en faveur des perspectives unanimes de croissance de l’intelligence artificielle, thématique qui continue d’accaparer les capitaux boursiers. Pour le reste, il sera donc intéressant de porter son regard vers les évolutions des enquêtes des banques sur la demande de crédits des entreprises. Elles semblent s’améliorer en Europe et aux Etats-Unis, probablement grâce à la stabilisation des conditions financières et des perspectives de baisse des taux.
Sans grande saveur, ces données permettent néanmoins de poser les bases d’une reprise dans la consommation et l’industrie. Le moteur (à combustion interne) du redémarrage de la machine économique tiendra davantage d’un V6 turbo chargé à l’IA que d’un V12… Mais la croissance bénéficiaire des entreprises peut se satisfaire d’un scénario macro-économique sans éclat. Après tout, comme disent les anglo-saxons, à condition que nous restions à l’abri de chocs exogènes déstabilisants pour l’économie mondiale : »boring can be beautiful »… La Willis n’a-t-elle pas gagné la guerre avec son petit 4 cylindres en ligne ?