Pierre Pincemaille, Secrétaire général de la Gestion DNCA Investments.
Nous nous interrogions au lendemain des élections américaines quant à l’attitude de la Réserve Fédérale vis à vis du nouveau locataire de la Maison Blanche. Sa plateforme idéologique est considérée, à juste titre, comme inflationniste en raison du triptyque immigration / tarif / baisse d’impôt. L’acribologue Jerome Powell nous a depuis donné une partie de la réponse en ajustant les fameux dots pour cette année : la banque centrale américaine anticipe désormais 50bp de baisse de taux en 2025, moitié moins qu’en septembre dernier au moment où elle s’inquiétait de l’évolution du marché du travail.
L’exégèse des minutes du dernier FOMC* permet de mieux comprendre ce changement de doctrine : en faisant l’hypothèse de droits de douane plus élevés, l’institution revoit à la hausse des prévisions d’inflation.
Cet ajustement de forward guidance des taux directeurs n’est pas passé inaperçu : le rendement du 10 ans américain a bondi d’une trentaine de points de base en réaction à la déclaration de Jay (à 4.79% au plus haut). Sans surprise, une hausse incontrôlée des taux longs est désormais considérée comme le plus gros risque par les investisseurs (selon le dernier sondage de Bank of America). Dans ce contexte, il semble nécessaire de revenir sur les trois composantes théoriques – taux neutre, prime de terme et objectif d’inflation – qui forment ce taux pour mieux comprendre, et donc anticiper son évolution.
Les manuels d’économie nous enseignent que le taux neutre (r*) est celui qui permet le plein emploi en respectant un objectif d’inflation. Cette situation de nirvana économique est par définition conceptuelle et ce taux ne peut être observé, il doit donc être calculé grâce à des modèles économétriques. C’est une cible mouvante influencée par les grands agrégats macroéconomiques comme le montre la moyenne des projections de la Fed : celle-ci a été relevée à 3% contre 2,5% lors de la période 2019-2023. Une mise à jour des modèles utilisés par les banquiers centraux américains ainsi que le proxy de marché (le 5 ans dans 10 ans) montrent que la tendance est encore à la hausse, notamment en raison d’un déficit primaire très supérieur à la moyenne historique.
La prime de terme, quant à elle, correspond à la compensation des investisseurs pour détenir des obligations longues plutôt que de roller des bons de court terme. De la même manière que le taux neutre, cette prime n’est pas observable et se déduit de modèles comme celui de la Fed de New York. Celle-ci a été majoritairement en territoire négatif lors de la dernière décennie, ce qui peut être considéré comme une aberration économique au regard de la nécessité de rémunération du risque de duration. Elle est repassée en territoire positif en 2023. La question est maintenant de savoir si l’offre accrue de Treasuries, le moindre appétit des pays émergents pour ce papier ainsi que la volatilité de la croissance et de l’inflation induite par la politique économique du nouveau Président vont prolonger cette tendance.
L’objectif d’inflation visé par la Fed est de 2%. Ce chiffre est à comparer avec le point mort 2 ans qui s’est renchéri de 50bp au quatrième trimestre (2.88% au moment de la rédaction de ces lignes). Là encore, la bonne tenue de l’économie américaine couplée à l’orientation de la politique budgétaire doit inciter à la prudence. Les ménages américains ont d’ailleurs déjà intégré ce nouveau paradigme, en anticipant un niveau d’inflation de 3,3% à moyen terme selon la dernière étude de l’Université de Michigan, un plus haut depuis 2008 !
Si l’on fait la somme (hautement théorique) de ces 3 paramètres (1% de taux neutre réel + 1% de prime de terme en moyenne historique + 2% d’objectif d’inflation), les 3,6% atteints par le rendement du 10 ans américains en octobre semblent à posteriori trop bas. A la lumière des premières décisions de la nouvelle administration, notamment celles concernant les tarifs douaniers, ces chiffres pourraient être revus en hausse.
En attendant, le niveau actuel du taux réel américain à 10 ans se situe déjà dans le 95eme percentile de son historique de long terme, ce qui tend à démontrer que cet actif intègre déjà une grande partie des incertitudes précitées. A L’inverse, les obligations d’entreprises américaines (Investment Grade et High Yield) entament cette nouvelle année avec des spreads au plus bas historique…
*Federal Open Market Committee : comité qui établit la politique monétaire en fixant les objectifs à court terme pour les opérations d’open market (achat et vente de titres d’État notamment).