Economie : France-Allemagne, le couple malade de l’Europe
Bruno Cavalier Chef économiste ODDO BHF Asset Management.
POINTS CLÉS
- L’économie européenne est en stagnation depuis près de deux ans.
- Les perspectives de croissance pour 2024 sont moroses, surtout en Allemagne et en France.
- Le couple franco-allemand est en panne, politiquement et économiquement.
- La rechute des prix de l’énergie et une possible baisse des taux de la BCE devraient aider à la reprise.
Quand un pays européen est spécialement mal en point, il est courant que les observateurs le désignent comme « l’homme malade de l’Europe », puis vient un « nouvel homme malade de l’Europe », et ainsi de suite. Tout le monde a porté ce titre infamant à un moment ou à un autre. Dans les années 1960 et 1970, c’était souvent le Royaume-Uni. Dans les années 1990, ce fut l’Allemagne qui supportait alors les coûts de la réunification. Tous les pays périphériques ayant subi des crises de la dette entre 2010 et 2015 ont pu y prétendre aussi. Pour varier l’expression, des journalistes allemands avaient inventé à la même époque un nouveau mot pour désigner la France, Krankreich, une contraction de krank (malade) et Frankreich (la France).
Et aujourd’hui en 2024, qui est malade ? On serait tenté de répondre que c’est l’Europe tout entière tant ses performances économiques récentes sont des plus médiocres. La dégradation générale du climat social en est la preuve évidente. Dès la fin du Grand Confinement à la mi-2020, une forte reprise avait pris le relais qui donnait bon espoir d’un redressement durable. Hélas, la guerre en Ukraine et la crise énergétique, puis le fort resserrement de la politique monétaire, ont cassé ce dynamisme. Plus grave, ces événements ont révélé des faiblesses profondes, si bien que l’arrêt de ces chocs (fin des hausses de taux, rechute des prix de l’énergie) ne garantit pas que l’économie va repartir d’un coup.
Quelques chiffres pour situer les choses. Le PIB réel de la zone euro n’a pas du tout progressé depuis la mi-2022, cela fait donc six trimestres de stagnation. Si l’on avait été en régime de croisière, l’activité aurait progressé de 2.5% sur cette période. Par comparaison, aux Etats-Unis, la hausse du PIB réel a été de 3.8%. Passons aux perspectives. Les récents rapports du FMI et de l’OCDE prévoient une croissance européenne un peu supérieure à 0.5% en 2024 contre 2% outre-Atlantique. Une fois n’est pas coutume, sur les dernières années, les pays du sud de l’Europe ont été beaucoup plus dynamiques que le cœur de la zone. L’Allemagne est en queue de peloton (graphique). La France ne fait pas beaucoup mieux. Plutôt qu’un homme malade, il faudrait parler d’un « couple malade ».
Quelles sont les causes de ce malaise ? Certaines concernent tous les pays à des degrés divers, d’autres sont propres à chaque cas individuel. Le choc d’inflation est un facteur commun qui a amputé le pouvoir d’achat, et par suite a bridé la demande domestique.
Toutefois, l’envolée des prix a été assez similaire dans les grands pays développés et ne peut expliquer les écarts de performance. Le resserrement monétaire est un autre choc commun, mais là, la sensibilité de chaque pays a varié selon la transmission au secteur de la construction. Après la crise des dettes souveraines, les pays de la périphérie avaient été forcés de purger les bilans bancaires. De ce fait, dans la période des taux d’intérêt ultra bas de 2015 à 2021, il n’y a pas eu d’emballement du crédit. Selon les estimations de la Banque France, la production de crédit à l’habitat avoisinait en 2021 60 milliards d’euros par an en Italie et en Espagne, mais quatre fois plus en France et en Allemagne. Quand le robinet du crédit s’est tari, l’impact a donc été bien plus dur dans les pays qui avaient alors un secteur de la construction en plein boom.
Venons-en aux facteurs spécifiques. Pendant près de deux décennies, on a pu décrire l’économie allemande comme une grande puissance industrielle ayant su tirer parti de la globalisation (essor de la Chine) et de l’intégration monétaire (taux de change compétitif) pour générer des surplus extérieurs colossaux et des excédents budgétaires chroniques. Ce « modèle » a touché ses limites. La réalité est désormais différente. La Chine n’est plus seulement un marché d’exportation mais un compétiteur de premier plan. L’industrie doit composer avec la hausse des coûts salariaux et une nouvelle donne énergétique. La production des branches industrielles les plus énergivores (chimie, métallurgie) a chuté de près d’un quart depuis la guerre en Ukraine. Tout l’écosystème du secteur- automobile, dont l’excellence était reconnue mondialement, est bouleversé par la transition vers l’électrique. Le budget public est lui déficitaire depuis 2020. Le sacro-saint principe du frein à l’endettement est même ouvertement critiqué par certains pour son excessive rigidité.
Il est plus difficile de décrire le « modèle » français, s’il existe, mais une de ses faiblesses à n’en pas douter est le poids et l’inefficacité de la dépense publique. Ce constat valait avant la pandémie. Il s’est aggravé depuis. Les mesures pour surmonter la crise sanitaire, puis celles destinées à amortir la crise énergétique ont installé dans les esprits l’idée qu’à chaque problème, la seule réponse était un surcroît de dépenses courantes de l’Etat. L’investissement public, dont on peut attendre un effet positif sur le potentiel de croissance, est relégué au second plan. Depuis 2019, il a augmenté de 23% en France, de 29% en Allemagne, de plus de 40% en Italie et en Espagne.
Il n’est pas toujours simple de faire la part entre difficultés cycliques et handicaps structurels (démographie, productivité). Les deux se mêlent sûrement dans la situation présente. Le reflux désormais bien avancé de l’inflation, la normalisation des prix de l’énergie et d’ici quelques mois un probable assouplissement de la monétaire de la BCE devraient redonner un peu d’oxygène au « couple malade » de l’Europe.