Thomas Planell, DNCA Investments.
Historiquement, les cohabitations ne riment pas avec le creusement du déficit public. Certes, la dette continue de gonfler irréfragablement, mais entre 1986 et 1988, le budget s’améliore, de -3.2% à -1.8% du PIB. C’est aussi le cas, plus timidement entre 1993-1995, lorsque le déficit public passe du niveau effrayant de 6,4% à 5,1%. Enfin, sous Jospin, en 1997, on voit même l’endettement national céder du terrain…
De là à dire que moins le politique peut agir, plus la situation financière de la France s’améliore, il n’y a qu’un pas que l’on pourrait être trop aisément tenté de franchir. Au contraire, les périodes de cohabitation sont marquées par l’action des premiers ministres. Jacques Chirac, Edouard Balladur et Lionel Jospin ont imprimé leurs marques en insufflant leurs réformes marquantes dans les douze premiers mois de ces épisodes politiques équivoques au tempo effréné des ordonnances législatives. Elles ont pu parfois faire se lever dans la rue le vent d’une opposition populaire vindicative.
Lorsque Jacques Chirac prend Matignon en 1986, la France vient de moderniser sa façon d’émettre de la dette. D’un modèle d’emprunt directement souscrit par les citoyens ou les banques, l’Etat transite vers un système d’adjudications de titres dématérialisés auprès d’organismes spécialisés, avec des cotations à terme des OAT, et une montée en puissance des créditeurs internationaux. Cela permet de réduire significativement le coût de la dette. Jacques Chirac, en 1986, en profite, lance des baisses d’impôts significatives. Il bénéficie d’une croissance économique robuste entre (+4,3% en 1988) qui accroît les recettes fiscales et stabilise finalement l’endettement.
La cohabitation de velours entre Balladur et Mitterrand émerge en 1993 du trépas de l’économie française, meurtrie d’une explosion terrifiante du chômage (près de 3 millions de personnes). Le Premier ministre joue un rôle délicat d’équilibriste, il faut absolument réduire le déficit vertigineux causé par la récession précédente tout en portant secours aux régimes sociaux au bord de la faillite.
En 1997, au moment où démarre la troisième cohabitation, la croissance de la France est de 2,3%, puis 3,6% en 1998. La dette se stabilise et reflue jusqu’au contrecoup de la crise de 2001. Jospin baisse la durée légale du travail à 35 heures, crée 350.000 emplois jeunes pour lutter contre le chômage.
A chacun de ces singuliers épisodes politiques, les gouvernements se sont heurtés au dénominateur commun de la détérioration du marché de l’emploi.
Aujourd’hui l’emploi est fort. Mais l’endettement de la France est deux fois supérieur à celui de la dernière cohabitation. Selon la Banque des règlements internationaux, le total de la dette française (publique, ménages, entreprises non financières) s’élève à la fin de l’année 2023 à plus de 300% du PIB. Contre 250% aux Etats-Unis. Les deux pays ont peu ou prou le même niveau d’endettement public (autour de 110%), les ménages français sont 10% moins endettés que les ménages américains, en revanche, en proportion de la richesse nationale, l’endettement des entreprises françaises représente 150% du PIB. Ce n’est pas forcément un signe de faiblesse bilantielle, mais peut-être davantage le reflet du poids massif de nos grandes entreprises par rapport à l’économie domestique. Leurs « superprofits » ou leur optimisation fiscale sont décriées par le rassemblement national autant que la gauche.
Les mesures fraîchement proposées par la gauche sont encore difficilement quantifiables. Axées autour de l’augmentation des salaires administrés, elles sont probablement de nature à accroître la dépense. Quant à celle du Rassemblement National (110 milliards de dépenses incrémentales autofinancées à 25%), si elles étaient appliquées, elles aggraveraient le déficit actuel qui, à 5,4% à fin 2023, équivaut à l’ère Balladur. Le programme du RN pourrait générer une augmentation nette du déficit de plus de 80 milliards d’euros par an, soit 3,3% du PIB. Au total, le solde négatif serait ramené au niveau du grand confinement de 2020. A ce niveau, la France aurait il y a 10 ans obtenu son ticket d’entrée dans le club des P.I.G.S. (Portugal, Italie, Grèce, Espagne), malheureux boucs émissaires de la crise de l’Euro.
Au point qu’au fur et à mesure des pérégrinations du spread OAT-BUND qui revient au niveau des élections 2017 et s’approche de son pire écartement vis-à-vis du benchmark germanique depuis 2011, le spectre d’une nouvelle crise de l’Euro redonne le sourire aux éternels bears de la devise unique.
Pour les investisseurs, toute la question est désormais savoir si la prime de risque politique (sur les taux souverains et le CAC40 qui se replie de près de 5% depuis lundi 10 juin) persistera au-delà du résultat des élections législatives. En 1981, les actions françaises avaient cédé jusqu’à 11% entre l’annonce de la dissolution et la fin des élections législatives pour reconstituer la chambre, avant de se reprendre de 7,6% dans le mois suivant le scrutin. Mais en 1988 et en 1997, les marchés actions s’étaient plutôt bien accommodés de l’alternance politique : jusqu’à +16% entre l’annonce présidentielle et le comptage des voix entre le 14 mai et le 12 juin 1988… Au-delà de nos frontières, la bourse indienne repart déjà à l’assaut de nouveaux records après la frayeur d’un scrutin moins favorable à Modi que prévu. Tandis que sur les marchés de matières premières, comme souvent, la prime géopolitique du pétrole a rapidement cédé du terrain dès que les investisseurs ont pu quantifier la portée du conflit. Seul le peso mexicain continue d’évoluer 12% sous les niveaux précédant les résultats du scrutin présidentiel du mois dernier. L’élection de Claudia Sheinbaum et la victoire du parti AMLO a ouvert la voie à une révision constitutionnelle qui pourrait changer structurellement la façon dont le pays est gouverné…
Porteuse d’une « étonnante souplesse » pour reprendre la formule de l’un des plus célèbres constitutionnalistes français, Guy Carcassonne, notre Loi des lois dépeint les pourtours de la cohabitation à la façon d’une aquarelle. Après tout, comme le dit le doyen Carbonnier « le droit est trop humain pour prétendre à l’absolu de la ligne droite ». Mais il ne fait nul doute que le Conseil de la rue Montpensier sera en vigie, afin de s’assurer qu’aucun projet ne puisse avoir force de loi anticonstitutionnellement. Le mot le plus long de la langue française (jusqu’à fin 2017…) saura-t-il se dresser de toutes ses lettres comme le rempart de la stabilité, entre la France et les marchés affamés ?