Par Prof. Dr. Jan Viebig, Chief Investment Officer, ODDO BHF SE.
Le 24 janvier, quelques jours après l’entrée en fonction de Donald Trump, le Wall Street Journal titrait : « Les investisseurs aiment Trump 2.0. » Depuis, l’euphorie est retombée : « Wall Street craint que Trump ne gâche l’atterrissage en douceur », clamait la une du journal le 10 mars. Durant les cinq semaines qui séparent ces deux dates, le S&P 500 a perdu 6 % de sa valeur et le Nasdaq Composite 9 %.
Que s’est-il passé ? Tout d’abord, la croissance est plus faible qu’attendu. En début d’année, les investisseurs se montraient largement positifs sur la base de prévisions de croissance solides pour l’économie américaine – en janvier, par exemple, le Fonds monétaire international a relevé à 2,7 % son estimation de croissance 2025 – et l’anticipation d’une hausse à deux chiffres des bénéfices pour les entreprises cotées. Mais les indicateurs économiques divulgués depuis dressent un tableau plus sombre.
La consommation privée, qui revêt une importance cruciale pour l’économie américaine, est en baisse. Les ventes au détail ont chuté de 0,9 % en janvier, tandis que les dépenses de consommation réelles ont diminué de 0,5 %. La confiance des consommateurs s’est considérablement détériorée pendant les deux premiers mois de l’année, et la crainte d’une hausse de l’inflation augmente.[1] Après un net rebond fin 2024, le marché du travail a également ralenti : 125 000 emplois ont été créés en janvier et 151 000 en février, contre 209 000 en moyenne par mois au dernier trimestre de 2024. Selon les indicateurs pertinents, l’activité faiblit également dans la construction. L’indice américain des directeurs d’achat accuse aussi un repli (55,4 en décembre, 52,7 en janvier, 51,6 en février), plombé par un secteur des services précédemment florissant .[2]
Des périodes de faiblesse économique comme celle-ci ne sont pas rares, surtout pendant l’hiver. Cette année encore, des conditions météorologiques extrêmes et une épidémie de grippe particulièrement virulente ont sans doute contribué au ralentissement. Cependant, ce qui rend la situation actuelle explosive pour les marchés, c’est le sentiment d’inquiétude croissant. La bourse a réagi avec exaspération aux propos de Donald Trump, qui a laissé entendre que la hausse des droits de douane pourrait entraîner des coûts pour les consommateurs et que la voie vers un avenir meilleur pour les Etats-Unis serait semée d’embuches. Depuis, le mot sur toutes les lèvres est « Trumpcession ».
La politique douanière agressive de la nouvelle administration a pris de court de nombreux acteurs du marché. Ces derniers étaient convaincus que le président s’attaquerait en premier à la politique fiscale et à la déréglementation et garderait en réserve l’outil tarifaire pour faire pression sur ses partenaires commerciaux afin d’obtenir des concessions, comme il l’avait fait en 2018. Mais, contre toute attente, les relations commerciales sont au centre de la politique économique de Trump. Une imposition aussi massive des importations, assortie des menaces tous azimuts, mettrait en péril les chaînes d’approvisionnement et les relations commerciales à l’échelle mondiale, augmenterait les coûts de production (certains producteurs d’acier américains, anticipant la hausse des taxes sur les importations d’acier, ont déjà considérablement augmenté leurs prix) et gâterait les relations des États-Unis avec ses amis et alliés. Les revirements répétés de la politique commerciale américaine créent déjà une montée de l’incertitude pour l’économie du pays, ce qui n’encourage pas les entreprises à investir.
À cela s’ajoutent les coupes drastiques dans la bureaucratie fédérale menées par le Département de l’efficacité gouvernementale, ou DOGE, sous la houlette d’Elon Musk, coupes que même ses collègues au sein du cabinet jugent désormais trop brutales. Au cours des deux premiers mois de l’année, environ 62 000 employés fédéraux ont été licenciés ; selon Newsweek, 220 000 licenciements seront annoncés courant 2025.[3] À cela s’ajoutent les emplois indirectement touchés, notamment les entreprises sous-traitantes et les fonctionnaires au niveau des états, qui dépendent de fonds fédéraux. Par ailleurs, Musk privilégie la rapidité à la prudence : dans certains cas, des employés licenciés ont dû être réembauchés presque immédiatement, soit parce que leur poste était essentiel au fonctionnement de l’État ou parce que leur licenciement n’était pas juridiquement admissible. Le DOGE semble également sur le point d’entamer un « audit » de la Sécurité sociale, qui comprend le système des retraites, l’assurance médicale pour personnes âgées et invalides (Medicare) et l’assistance médicale (Medicaid). Selon Musk, il serait possible d’économiser 500 à 700 milliards de dollars par an en éliminant les « fraudes ». Des coupes aussi importantes dans les prestations sociales feraient monter encore d’un cran le niveau d’incertitude des consommateurs. Ainsi, l’approche agressive prônée par Musk pourrait avoir un effet perturbateur sur l’économie dans son ensemble.
Depuis quelques semaines, les marchés boursiers américains réagissent avec scepticisme aux politiques de l’administration Trump. Dans le contexte de valorisations élevées du marché américain d’une part et de risques économiques croissants de l’autre, de nombreux investisseurs reconsidèrent leur positionnement. On observe actuellement des mouvements de portefeuille importants des États-Unis vers l’Europe et l’Asie. Même la bourse canadienne, bien que malmenée par l’actualité, résiste mieux que les marchés américains.
La faiblesse relative des valeurs technologique est un aspect particulièrement frappant de ce mouvement baissier. Les actions des « Sept Magnifiques » (Alphabet, Amazon, Apple, Meta, Microsoft, Nvidia, Tesla), par exemple, ont perdu 13 % de leur valeur depuis le début de l’année selon Bloomberg, alors que le marché dans son ensemble, représenté par le S&P 500, a reculé de « seulement » 4,3 % (rendements totaux dans les deux cas). Trois facteurs pourraient expliquer cette faiblesse relative de la tech : (1) un ajustement des perspectives de croissance de ces entreprises suite au progrès de la Chine dans le domaine de l’intelligence artificielle (choc DeepSeek) ; (2) la pondération importante des valeurs technologiques, dans la mesure où ces actions servent de référence pour le marché dans son ensemble ; ou (3) la forte dépendance de ces entreprises aux intrants importés.
Notre politique d’investissement privilégie actuellement davantage les actions européennes que les actions américaines. Néanmoins, nous restons fondamentalement positifs sur les valeurs technologiques, en particulier dans le domaine de l’IA, en raison de leur potentiel de croissance à long terme et de leur capacité à générer des bénéfices. Nous sommes convaincus que la technologie est une composante essentielle d’un portefeuille d’investissement à long terme. Toutefois, il faut garder en mémoire que ce segment est particulièrement vulnérable aux corrections en raison de ses valorisations élevées.
[1] Ce constat s’applique aux résultats de l’enquête du Conference Board ainsi qu’à ceux de l’Université du Michigan. [2] Les indices des directeurs d’achat prennent en compte la proportion de réponses positives moins les réponses négatives en pourcent, 50% étant la valeur neutre. [3] Newsweek du 10 mars 2025, « Federal Government Layoffs Tracker 2025: Latest DOGE Cuts So Far ».