Dr Markus Geiger, responsable de la dette privée, ODDO BHF Asset Management GmbH.
La persistance de taux directeurs élevés, la conjoncture économique en berne et la lenteur des banques à accorder des crédits pourraient être les ingrédients d’une bonne année pour le marché des financements privés, au travers notamment des fonds de dette privée. La contrepartie est la liquidité limitée de ces derniers, qui nécessitent d’avoir un horizon d’investissement à long terme. En outre, ils comportent aussi un risque de perte en capital. Alors, quelles sont les tendances que nous observons en Europe, notamment en Allemagne ? Quelle place la classe d’actifs prend-elle au sein des portefeuilles des investisseurs institutionnels ? A quoi pourrait-on s’attendre dans les mois à venir ?
Le Mittelstand toujours aux mains des banques ?
Aux États-Unis ou aux Pays-Bas, les fonds de dette privée constituent la principale source de financement des entreprises. Il n’est pas rare qu’ils comptent pour 80% ou plus du financement total1. Cette configuration n’est pas transposable à l’Europe en général et au marché du Mittelstand en Allemagne en particulier, car le financement par les banques y est trop établi et le paysage bancaire trop fragmenté. Toutefois, on observe ici aussi une tendance à diminuer le recours au crédit bancaire classique. La réglementation oblige les banques à couvrir davantage de capital pour le crédit sub-investment grade. Ainsi, les banques pourraient être remplacées par des fonds de dette privée. En Europe, seuls 10 à 15% des opérations de financement des PME sont financées via des fonds2. Si les banques décident d’imposer des conditions de plus en plus restrictives, ce segment s’ouvrira également aux fonds.
Un test pour la classe d’actifs
En raison d’un niveau de taux d’intérêt plus élevé, certains financements ayant été structurés dans un environnement de taux zéro pourraient être en difficulté. Nous sommes d’avis que cela permet de séparer le bon grain de l’ivraie. Dans les configurations les moins rentables ou les moins liquides, ou avec un ratio d’endettement élevé, les opérations sont mises à mal lorsque l’on tient compte d’un taux de base d’environ 4% comme c’est le cas actuellement. Les institutionnels investissant dans des fonds de dette privée pourront bientôt mieux identifier ceux qui auront été prudents dans leurs choix de secteurs et d’entreprises individuelles, ceux qui auront structuré ces thèmes avec soin et ceux qui, même en cas de restructuration, savent quel processus suivre pour sécuriser leurs investissements. Il s’agit du premier véritable test auquel fait face la classe d’actifs depuis longtemps. Après une phase délicate mais courte et limitée en termes de secteurs pendant la pandémie de Covid-19, cette épreuve concerne désormais un plus large éventail d’entreprises et une période plus longue.
Déplacement du private equity vers la dette privée
Selon nous, l’environnement de marché actuel fournit des arguments qui devraient pousser les investisseurs institutionnels à augmenter la part de dette privée dans leurs portefeuilles. Avec un taux directeur de 4%, un financement via la dette privée unitranche permet d’obtenir un rendement de 10 à 12%, et ce avec une garantie de premier ordre. De plus, les nouveaux financements bénéficient d’un moindre potentiel d’endettement. Les investisseurs en private equity doivent ainsi accepter un prix d’achat encore relativement élevé, engager plus de capitaux propres que par le passé et accepter des durées de détention plus longues. Voilà pourquoi les institutionnels préfèrent actuellement compléter leur allocation par de la dette privée plutôt que par du private equity. Autre argument en faveur de la dette privée, les banques sont de plus en plus souvent confrontées à des goulets d’étranglement pour des raisons réglementaires. En cas de défauts de crédit, les banques seront ainsi fortement touchées car, traditionnellement, leurs portefeuilles sont beaucoup plus orientés vers les entreprises industrielles que ceux des fonds. En revanche, la plupart des fonds se sont focalisés de manière disproportionnée sur les secteurs défensifs, où la résilience du Mittelstand allemand est, selon nous, intacte.
Une part liée aux critères de sélection des investisseurs institutionnels
Le choix de la classe d’actifs dépend de l’endroit où l’on décide de placer le curseur dans les oppositions entre risque et rendement, illiquidité et autres possibilités d’investissement, rendement absolu et afflux prévisible de liquidités. La part qu’occupe la dette privée dans les portefeuilles varie également selon l’expérience des investisseurs. Les investisseurs internationaux sont actifs depuis longtemps dans le secteur du private equity et investissent dans la dette privée depuis quelques années déjà. Mais d’autres plus petits ont moins d’expérience.
Vers une réaffectation au sein même du secteur des actifs privés
Nous constatons que certains investisseurs expérimentés envisagent actuellement une restructuration active.3 En effet, ils ont investi généralement dans des fonds de private equity établis de longue date et peuvent désormais vendre les entreprises détenues sur le marché secondaire au-dessus du prix de revient, soit pour maintenir l’illiquidité à un bas niveau, soit pour réduire la part de private equity afin d’augmenter celle de la dette privée. Il en résulte donc un potentiel particulièrement important de flux financiers vers les placements secondaires et les placements en dette privée.
1. First Avenue. Private Debt Overview. Février 2024, p. 22.
2. Houlihan Lokey. MidCapMonitor, octobre 2023. p. 9 et suivantes.
3. Private Debt Investor, février 2024, p. 8.