Interview de François Gemenne (GIEC)
François Gemenne est professeur (notamment) à HEC (Paris) et membre du GIEC. Alors que la COP28 vient de débuter avec la signature d’un accord « surprise » sur la création d’un fonds mondial destiné à financer les dégâts provoqués par le changement climatique dans les pays en voie de développement, il nous dessine les enjeux principaux de cet événement qui se tient à Dubaï (Emirats Arabes Unis) jusqu’au 12 décembre 2023. Nous l’avons rencontré lors des Rencontres du Climat et de la Biodiversité organisées à Paris la semaine dernière par La Financière de l’Echiquier (LFDE).
Quelle sont vos attentes pour cette COP28 ?
François Gemenne: « Je suis content que nous soyons parvenus rapidement à progresser sur la question des pertes et dommages. Alors qu’un accord politique avait été atteint à la COP précédente, j’ai été positivement surpris par l’annonce de propositions concrètes par les pays industrialisés pour dédommager les pays du Sud. Sans un tel accord, ma crainte aurait été grande que la cassure entre les pays du Sud et les pays industrialisés ne s’accroisse de manière insurmontable ».
Cet écart n’a pourtant jamais été aussi important…
F.G.: « Effectivement, et il se creuse chaque année. Les récents événements géopolitiques ont déjà démontré que ces deux groupes pays sont déjà séparés par un fossé qui n’a plus été aussi important depuis les guerres de décolonisation. Les deux groupes ont aujourd’hui des votes très divergents que ce soit lors des négociations liées au changement climatique ou lors des votes récents sur les résolutions de l’ONU, que ce soit sur le conflit israélo-palestinien ou sur l’invasion de l’Ukraine ».
Peut-on espérer d’autres développements ?
F.G.: « Comme d’habitude, je pense que beaucoup de choses vont se passer en dehors des canaux officiels, et j’espère que ce sera notamment le cas pour les acteurs du monde financier. Vu de l’extérieur, le fonctionnement d’une COP peut sembler extrêmement opaque pour le commun des mortels, alors que paradoxalement c’est une négociation relativement ouverte à laquelle pratiquement n’importe qui peut assister. C’est un vrai problème pour la transparence des débats, et je suis étonné que les technologiques de la communication ne soient pas davantage mobilisées pour permettre un suivi en temps réel de ces négociations, et pour expliquer le fonctionnement de ces COP et ce qui s’y joue ».
Historiquement, qu’est-ce qui fait le succès d’un bon accord global dans une COP ?
F.G.: « C’est un travail de longue haleine. Pour reprendre l’exemple de la COP21 à Paris en 2015, les organisateurs s’étaient organisés avec ceux de la COP20 à Lima (Pérou) pour préparer ces accords durant une période de deux ans, en organisant un travail bilatéral avec les pays membres. Un autre facteur de réussite est d’avoir opté pour une méthodologie partant des plans climatiques des différents Etats pour parvenir à un synthétiser un accord global, plutôt que de tenter d’imposer un accord global aux différents Etats. Enfin, le succès de la COP21 a été aussi de se démarquer du principe de responsabilité commune et différenciée où chacun essaie de minimiser sa responsabilité, pour adopter une logique de capacité où chacun contribue à hauteur de ses moyens ».
Les Emirats Arabes Unis ont-ils fait ce type d’efforts pour la COP28 ?
F.G.: « Contrairement à ce qu’il serait facile de penser, ils avaient une vision claire de ce qu’ils veulent faire. Ils étaient très bien préparés, mieux même que la plupart des autres pays qui ont organisé des COP durant ces dernières années. Et comme ils étaient assez critiqués, je pense qu’ils avaient à cœur d’obtenir un résultat probant. Il faut rappeler que ce n’est pas la présidence qui dicte le succès d’une négociation, tout comme l’arbitre d’un match de foot peut influencer un match, mais ne va pas mettre la balle au fond des filets. Nous avons parfois eu des présidences qui faisaient très bonne impression de prime abord sans qu’un accord global en découle; et inversement nous avons atteint un accord politique atteint en 2022 à Charm el–Cheikh (Egypte) en dépit d’une présidence égyptienne peu préparée ».
Sur quel sujet allez-vous intervenir à l’occasion de cette COP28 ?
F.G.: « Je fais partie d’un groupe de travail qui cherche à déterminer l’étendue des dommages liés aux migrations climatiques, un sujet très difficile que ce soit au niveau des coûts directs ou des coûts intangibles (traumatismes, déracinement, etc). Il faudra atteindre un accord politique sur ce sujet sur lequel il existe de nombreuses idées reçues et fausses dans les pays occidentaux ».
Quelles sont ces idées reçues ?
F.G.: « Premièrement, la grosse majorité de ces migrations interviennent à l’intérieur des états. Nous ne nous y intéressons que lorsque les populations franchissent nos frontières, et nous avons peu de compréhension des dynamiques climatiques qui provoquent ces mouvements. Deuxièmement, il n’y a pas de migration uniquement pour des motivations climatiques, mais la plupart sont provoquées par des motivations très différentes, qu’elles soient économiques, climatiques ou politiques. Nous avons perdu de vue que pour une grande majorité des habitants des pays du Sud, le changement des conditions climatiques va avoir un impact important sur leur bien-être économique. Et troisièmement, ces migrations climatiques sont souvent présentées comme une menace inévitable propre à déstabiliser nos sociétés, alors qu’il faudrait mettre en place une organisation humaine de ces migrations qui sont avant tout structurelles. La réalité est qu’une migration est au départ est un projet lourd de sens, déterminée par des motifs impérieux peu affectés par le fait qu’une frontière soit fermée ou non, et qui nécessitent un investissement important de la part des familles qui envoient un fils dans les pays occidentaux. De la réussite du projet migratoire dépend souvent la survie de la famille. Les chiffres de la Banque Mondiale montrent d’ailleurs que la principale source d’investissement dans les pays en voie de développement provient de l’argent envoyé par les enfants qui ont migré en Occident. Ces remises d’épargne représentent par exemple 10% du PIB d’un pays comme le Maroc ou jusqu’à 40% en Haïti ».
Quel est le rôle du secteur financier dans ces changements climatiques ?
F.G.: « Les lignes qui sont en train de bouger, alors que ce fut pendant longtemps un point aveugle dans les efforts liés à la transition climatique. C’est dans le secteur financier que se trouvent les plus gros leviers d’action pour influencer l’économie à adopter une approche plus vertueuse. La question de la lutte contre le changement climatique en termes économiques est avant tout une question de réorientation des flux financiers. Il n’est bien entendu pas possible de tout changer en un jour, mais il fallait réorienter la trajectoire dans la bonne direction. Malheureusement, ce mouvement n’est pas encore assez rapide, et il y a encore une partie du secteur qui rame à contre-courant ».