Thomas Planell, Gérant – analyste DNCA Investments.
En face du centre spirituel et culturel orthodoxe russe à Paris, sous surveillance permanente depuis le début du conflit en Ukraine, le Zouave de l’Alma rappelle aux passants la campagne victorieuse de Napoléon III en Crimée en 1856.
Menée pour empêcher que la mer Noire ne devienne un « lac russe » pour reprendre le célèbre mot de Guizot, elle couta la vie à de nombreux soldats français et anglais qui périrent plus souvent de maladies que des combats. A bien des égards, l’offensive expéditionnaire en Crimée figure comme l’antichambre de la guerre moderne : apparition des premières tranchées, combats de positions, mêlant conditions de vie déplorables, épidémies, à l’usage plus intensif que jamais de l’artillerie de marine. Avec l’entrée en service du canon rayé, dévastateur pour la chair, tout concourt à désenchanter le « romantisme » de la guerre d’antan et l’enthousiasme des troupes, qui pour la première fois, transitaient de Paris vers le port de Marseille sans effort, par le train. A leur arrivée sur le théâtre d’opérations, elles subissent des mutilations d’une atrocité inédite. Victor Hugo, Tolstoï s’indignent de l’horreur des combats.
Rien n’illustre mieux cette transition vers une guerre désormais industrielle, mécanique que le spectacle des frégates à vapeur remorquant les bâtiments à voile de l’ancien monde vers l’épicentre du conflit, Sébastopol. « J’avoue que j’ai tremblé de la tête aux pieds lorsque nous avons aperçu notre vaillant Napoléon, à toute vapeur, traînant derrière lui la grosse Ville de Paris » concède l’explorateur Doudart de Lagrée.
Hier comme aujourd’hui, la maitrise de cette bastide présidant à la destinée géopolitique des mers Noire et d’Azov est vitale pour la Russie, une super puissance de l’époque, qui assumait pleinement son rôle de gendarme politique sur le continent et d’autorité dans les conflits religieux. Cultivant la nostalgie hégémonique du tsarisme et l’autoritarisme du stalinisme, Poutine porte à son tour le conflit sur sa mare nostrum.
En menaçant d’un blocus maritime, en bombardant les infrastructures agro-portuaires sur le littoral mais aussi en profondeur (rives du Danube), la Russie semble ajouter l’arme alimentaire à son arsenal. Elle s’engage, comme en 1854, dans une guerre contre tous.
Aggravé par l’imminence d’El Nino, le rebond des matières premières agricoles est préoccupant. Outre le blé, après le sucre et le jus d’orange, les huiles végétales se renchérissent : leur culture sera la première victime du phénomène météorologique. Le coton, le café et le soja sont également tributaires des conditions climatiques de l’hémisphère sud. En général, le pic sur les prix intervient un an après la survenance du dérèglement de la température marine.
Au même moment, les marchés pétroliers commencent à intégrer le risque d’une détérioration de la balance au second semestre. Entre Primorsk, Ust-Luga et Novorossiysk, les exportations russes ont baissé d’1,17 millions de barils par jour depuis deux semaines. Au côté de l’Arabie Saoudite, la Russie est fidèle à son engagement de réduire son offre sur les marchés internationaux. Rystad Energy s’attend à une réduction de l’offre de l’OPEP de 6% par rapport à l’an dernier.
L’offre non OPEP ne pourra pas totalement compenser la parcimonie du cartel. Le pétrole de schiste américain joue moins son rôle de variable d’ajustement. Les réserves sont importantes, mais les taux d’intérêt élevés et une inflation des coûts pénalisante depuis une dizaine de trimestres pèsent sur l’ouverture des puits.
Aidés par la faiblesse du dollar sur fond de fin de hausse des taux de la FED (la plus forte depuis 22 ans tandis que les taux directeurs de la BCE sont à leur niveau le plus élevé dans l’histoire de l’institution) et les annonces de soutien à l’économie du politburo chinois, les métaux industriels ne sont pas laissés pour compte. Ils se stabilisent depuis le plancher de juin. En soutien, le déstockage des derniers trimestres, parmi les plus violents jamais observés, pourrait toucher à sa fin. Les stocks « visibles » de cuivre sont à un niveau de tension extrême (autour de 200.000 tonnes).
Le parti communiste a ainsi admis pour la première fois une réelle faiblesse de la croissance. Le remède : relance par les infrastructures, soutien au secteur résidentiel, à la consommation, continuité dans l’assouplissement monétaire. Les actions des promoteurs immobiliers chinois progressent, le positionnement sur les métaux augmente (notamment l’acier, pour qui la construction représente 40% de la demande totale en Chine). On observe une nette hausse des open interests sur les marchés à terme.
Il est encore trop tôt pour présager de la fin du cycle de sous performance des métaux, à l’œuvre depuis le début de l’année : en moyenne, ces phases durent entre 14 et 16 mois. D’autant qu’à l’occasion de ses résultats, Arcelor Mittal révise à la baisse la demande d’acier aux Etats-Unis et en Europe : + 1% à +2% cette année, contre +2% à +3% attendus en début d’année. Les prévisions en Chine sont inchangées. Il faut entre deux à trois trimestres pour voir les effets d’une relance sur la demande physique.
Si le mouvement actuel renforce le phénomène de backwardation sur les contrats sur pétrole et blé (hausse de la prime pour les livraisons les plus proches) la courbe des taux américains nous envoie un message tout aussi particulier. Son inversion, aux Etats-Unis, est la plus longue depuis 40 ans. Voilà désormais plus d’un an que les taux à 10 ans sont inférieurs aux taux à 2 ans. A 4,823%, nous avons pu assister à l’adjudication de bons à 2 ans la plus chère pour le Trésor américain depuis 2007.
Historiquement, l’inversion de la courbe des taux était présage de fin de cycle. Mais dans leur dernier rendez-vous avec les marchés, les gouverneurs de la FED (et les investisseurs) semblent avoir définitivement abandonné l’hypothèse d’une récession. Fallait-il en réalité se méfier davantage d’une repentification, à l’instar de celles qui en 1990, 2001 et 2007 avaient précédé l’entrée effective en récession ?
Désorienté, le compas obligataire n’offre guère de secours aux investisseurs en actions, qui restent confrontés à plusieurs questions, malgré le regain d’optimisme.
A présent que la fin de la hausse des taux par la FED semble faire consensus, les fondamentaux peuvent-ils justifier une poursuite de la revalorisation des marchés actions (4% de free cash-flow yield sur le S&P500 en 2024, 5% sur l’Eurostoxx50) ? Faut-il s’appuyer sur les perspectives de hausse bénéficiaire en 2024 (+12% en 2024 sur le S&P500, + 7% sur l’Eurostoxx 50) et croire en leur résistance aux défis des prochains trimestres ? Les volumes d’affaires suffiront-ils à préserver les marges d’EBIT record (17,6% aux Etats-Unis, 16,5% pour les entreprises de l’Eurostoxx 50) dans un contexte ou le pricing power des entreprises peut céder du terrain avec le recul des indices de prix à la production ?
Une éventuelle repentification de la courbe (qui varie fortement dans sa durée : entre 30 jours en 1980 et 200 jours en 1981) augura-t-elle d’une normalisation bienvenue ou d’un sombre présage, douloureux pour les marchés ?
Enfin, le rebond des matières premières et les tensions des équilibres offre/demande causés par les conditions météorologiques, la guerre, la baisse des rendements agricoles et miniers est -il susceptible de remettre en cause le scénario désinflationniste auxquels adhèrent les investisseurs ? Un nouveau choc d’inflation (qui avait conduit Arthur Burns, Président de FED dans les années 1970, à reprendre de plus belle son programme de hausse des taux après un arrêt malencontreux) est-il encore possible ?
C’est l’exercice auquel se livre la recherche matières premières de Goldman Sachs au travers de trois stress-tests sur les indices de prix à la consommation. Une hausse de 100% du pétrole pourrait ainsi faire remonter le CPI européen de 0,7 points, contre 0,9 points pour son homologue américain. Une hausse de 100% de l’ensemble du complexe agricole aurait un effet respectif de 1 et 1,75 point. Une hausse de 100% du blé, de 0,4 et 0,7 point. Dans un contexte d’effet de base favorable désormais derrière nous, les indices d’inflation sont peut-être plus vulnérables que ne veulent bien l’admettre les marchés. Du moins dans ce contexte où l’esprit du temps redevient propice au scénario « Goldilocks », la question mérite d’être posée. Avec un niveau de volatilité implicite au plus bas depuis 2019 (indiquant que les investisseurs, complaisants, sont peu enclins à se couvrir contre un repli des marchés) et de rendement du free cash-flow ou bénéficiaire moins attractifs par rapport aux taux, les marchés actions offrent-ils une prime de risque suffisante ?