Emmanuel Petit, Responsable de la gestion obligataire & Jérôme Loire, Analyste Crédit Institutions Financières Rothschild & Co Asset Management.
▪ Les AT1 sont des titres de créance émis par les banques pour renforcer leurs fonds propres selon les impératifs réglementaires définis post-crise financière de 2008. Les règlements prévoient qu’en cas d’insolvabilité d’une banque, les actionnaires sont les premiers à subir les pertes, suivis par les détenteurs d’AT1, puis les créanciers Tier 2.
▪ Entre le 15 et le 17 mars 2023, Credit Suisse a essuyé une fuite massive de ses dépôts consécutive à une perte de confiance de ses clients. Cette crise s’est soldée par l’intervention du régulateur suisse et le rachat de Credit Suisse par UBS. Dans cette opération, les 16 milliards de francs suisses de dettes AT1 du Groupe ont été dépréciées en totalité, quand les actionnaires de Credit Suisse, largement mis à contribution, ont tout de même perçu 3 milliards de francs suisses en titres UBS. Dans cette opération, le mécanisme de cascade de perte n’a donc pas été respecté.
▪ Suite à cet événement, de nombreux régulateurs ont tenu à réaffirmer le respect de la hiérarchie de subordination en cas d’événement similaire. Le cas Credit Suisse doit donc être considéré comme exceptionnel et le marché des AT1 semble s’être quelque peu apaisé, notamment pour les principaux émetteurs. Des questions se posent néanmoins sur l’exercice des calls au cours des mois à venir.
▪ Il nous semble donc prématuré de conclure à une fin programmée de la classe d’actifs. En revanche, cette crise renforce notre vigilance vis-à-vis des acteurs bancaires non profitables ou sujets à une érosion de leur capitalisation boursière. Les titres AT1, offrent actuellement un rendement attractif, accentué par le stress engendré par la crise. Cette situation offre des opportunités qu’il convient de saisir en portant néanmoins une attention particulière à la maîtrise des risques.
La crise actuellement traversée par le secteur bancaire a fortement ébranlé la confiance des investisseurs vis-à-vis de cette classe d’actifs pourtant créée pour aider les banques à faire face à des problématiques de solvabilité ou de liquidité.
Comprendre la structure du capital d’une banque…
Pour répondre aux exigences réglementaires, la structure du passif d’une banque doit intégrer plusieurs strates. Le premier segment, le CET1 (Common Equity Tier 1) représente les fonds propres durs de l’entreprise et permet de mesurer la solvabilité bancaire de l’établissement. Il se situe au bas de la structure du capital et sert donc d’amortisseur en cas de crise en étant absorbé pour tout ou partie. Au sein du système bancaire européen, le ratio CET1(1) s’élève à 15 % à fin 2022, pour une exigence moyenne du régulateur de 10,6 %(2). La deuxième strate de capital est constituée de “quasi-fonds propres” les AT1(3) (dettes super-subordonnées), puis les dettes Tier 2 (dettes subordonnées). Réglementairement, en cas d’insolvabilité, les détenteurs d’actions se situent donc en première ligne pour comptabiliser les pertes, suivis par les détenteurs d’obligations AT1, puis les créanciers Tier 2.
Focus sur le segment AT1, grand sacrifié lors du rachat de Credit Suisse
Les obligations AT1 sont des dettes perpétuelles (obligations sans échéance) dotées d’un “call”, c’est-à-dire, la possibilité de mettre fin à l’emprunt selon des conditions prédéfinies. En raison du niveau de risque endossé par rapport aux dettes seniors, elles offrent naturellement un coupon plus élevé, mais ce dernier est discrétionnaire et non cumulatif. Réglementairement, chaque banque doit disposer d’un stock de dettes AT1 égal à 1,5 % de ses actifs pondérés pas les risques (RWAs). À défaut, les AT1 doivent être substituées par du capital (action), plus cher car plus risqué. Lorsqu’une banque doit faire face à des difficultés (fuite des dépôts, carence de capital…), le régulateur peut déclencher une “Résolution”, ces titres sont alors mis à contribution en étant, soit convertis en actions, soit dépréciés. Ces encours de dettes subordonnées (AT1 & Tier 2) sont essentiels pour protéger les dettes “seniors” en cas de carence de capital et, par extension, les dépôts des clients. C’est l’essence même de la régulation bancaire créée à la suite de la Grande Crise Financière de 2008.
Un précédent : la Résolution de Banco Popular
En juin 2017, la BCE a enclenché le mécanisme de Résolution à la suite d’une fuite massive de dépôts avec une dépréciation totale du capital CET1 puis, dans un second temps, une mise à contribution totale des AT1 (1,35 milliards d’euros d’encours ont alors été intégralement effacés)4 et, enfin, du Tier 2. Le Groupe a ensuite été racheté par Santander pour un euro symbolique.
Le cas Credit Suisse
Entre le 15 et le 17 mars 2023, la fuite des dépôts subie par Credit Suisse a obligé le régulateur Suisse et la Confédération à intervenir et s’est soldée par son rachat par UBS. Dans cette situation, la hiérarchie de subordination présentée préalablement n’a pas été respectée. Les 16 milliards de francs suisses de dettes AT1 ont été dépréciés en totalité. Les actionnaires du Groupe (soit 40 milliards de francs suisses de capital) ont été largement mis à contribution en recevant 3 milliards de francs suisses en titres UBS. Cette décision peut être considérée comme une énorme destruction de valeur pour l’actionnaire de Credit Suisse et, par ricochet et à encore plus forte raison, lorsque l’on est investisseur obligataire subordonné d’une banque. Ce montant relativement faible est cependant à relativiser.
UBS semble effectivement avoir fait une très bonne opération, en dépit de la très grande incertitude sur la future restructuration et sans avoir évidemment pris le temps de faire les “due diligences” préalables à toute éventuelle acquisition. Elle devra par ailleurs assumer les premiers 5 milliards de francs suisses de pertes lors de la cession des actifs de la banque déchue, amputant ainsi ses bénéfices futurs et mettant à contribution les ex-actionnaires de Credit Suisse. Les coûts de restructuration viendront, eux aussi, minorer la rentabilité du nouveau groupe. Dans cette opération, les détenteurs de dettes subordonnées Tier 2 et seniors sont épargnés avec, comme conséquence, une réappréciation de leur valeur sur le marché secondaire.
Face à cette situation de nature à inquiéter les investisseurs obligataires, les régulateurs de la Zone euro, de Grande-Bretagne, du Canada et de Singapour ont réaffirmé le maintien du mécanisme de cascade de perte selon la hiérarchie de subordination en cas de Résolution, sans omettre de rappeler le caractère essentiel des AT1 pour la structure de financement.
Quel est l’impact de cette crise pour le segment AT1 ?
La crise engendrée par la chute de Credit Suisse a jeté un froid sur le marché primaire européen. Néanmoins, à court terme, le marché secondaire semble digérer le choc avec une réappréciation des prix des dettes subordonnées AT1. Parmi les émetteurs les plus résilients sur la période du 15 au 24 mars 2023, on recense Intesa Sanpaolo , BNP Paribas ou Rabobank. En revanche, parmi les pires performances, on retrouve les banques de taille intermédiaire d’Europe du Sud, telles que Sabadell, ainsi que les Banques de Financement et d’Investissement (BFI), dont Deutsche Bank. La “prime de risque Suisse” semble dont s’atténuer pour les principaux émetteurs européens et la principale interrogation concerne désormais l’exercice des “calls” en 2023.
En effet, 13 “souches” (pour un montant de l’ordre de 20 milliards d’euros) disposent d’un call exerçable cette année, sur un encours total de l’ordre de 202 milliards d’euros(5). Mais l’exercice d’un call n’est pas automatique. Cette décision est avant tout économique. La banque peut-elle remplacer la souche remboursée par une nouvelle moins chère ou au même coût ? La banque est-elle en bonne santé financière ? L’exercice du call d’une AT1 doit, par ailleurs, préalablement être validé par la BCE. Aussi, dernièrement, certains émetteurs ont choisi de ne pas l’exercer sans que cela impacte le prix de leur souche, dans la mesure où cette décision était largement anticipée. Dans l’état actuel de la réglementation, et compte tenu des déclarations des différents organismes de régulation, le cas Credit Suisse doit être considéré comme exceptionnel et non extrapolable au système.Par ailleurs, il est actuellement impossible de trouver un substitut aux AT1 qui permette d’améliorer la solvabilité des banques sans hypothéquer leur faculté à distribuer du crédit à l’économie réelle.
En conclusion, quelles sont les conséquences pour notre gestion ?
La situation actuelle prouve que la solidité d’une banque repose sur la confiance de ses clients et de ses investisseurs et qu’un établissement ne peut éviter un “bank run(6)” si cette confiance est perdue, a fortiori, si sa liquidité est insuffisante, peu diversifiée, ou potentiellement volatile. Nous avons aussi eu la confirmation que, quel que soit ses ratios de solvabilité, s’il n’y a qu’un seul acheteur, c’est ce dernier qui fixe le prix. Fondamentalement, il faut être très prudent vis-à-vis des émetteurs “stressés”, ce qui était le cas de Credit Suisse depuis plusieurs années. La crise survenue dernièrement ne constitue donc pas un changement de paradigme. Les obligations subordonnées sont largement mises à contribution lors de restructurations et la valeur des AT1, souvent ramenée à zéro, ce qui, dans ces périodes, doit être assimilé à un risque action.
En conséquence, nous portons une attention toute particulière aux groupes bancaires en perte, que cela résulte d’une situation exceptionnelle ou récurrente. À titre d’exemple, nous ne détenions pas de titres de Deutsche Bank (AT1 et Tier 2) lors de sa période de restructuration en 2015-2019 qui avait entraîne de lourdes pertes et plusieurs augmentations de capital. Autre cas de figure, nous avions vendu nos obligations AT1 de Banco Popular bien avant que la banque ne tombe, sans perte, en anticipant une dégradation de la situation. Et, finalement, nous n’étions pas détenteurs de dette AT1 ou Tier 2 de Credit Suisse, seulement de dettes seniors. Le régulateur a cependant créé un aléa que l’on ne peut ignorer. Nous allons donc renforcer notre attention et notre vigilance vis-à-vis des groupes bancaires non profitables, mais également ceux qui subissent une érosion de leur capitalisation boursière. Il s’agit d’un indicateur naturel anticipant le comportement des AT1, compte tenu de la similitude du risque inhérent avec les actions.
Parmi les acteurs les plus risqués, généralement les BFI, l’appréciation des agences de notation, vitale pour les activités de contreparties, la taille de bilan, la solvabilité et leur réputation, sont des facteurs particulièrement discriminants. Néanmoins, les titres AT1, risqués par construction, offrent actuellement un rendement attractif de l’ordre de 12%, supérieur aux niveaux de 2022 ou lors de la crise sanitaire du printemps 2020(7), mais également au coût du capital exigé par les actionnaires. La volatilité récemment observée au sein des marchés financiers, provoquée par la faillite de trois banques régionales américaines (Silvergate Bank, Silicon Valley Bank et Signature Bank) et le rachat de Credit Suisse par UBS, n’est pas le premier “crash test” en condition réelle pour le segment des AT1. Aussi, des éléments d’incertitude sont en voie de dissipation, bien que cela nécessite confirmation. Comme souvent, un tel niveau de stress au sein des marchés génère des opportunités avec des rendements intéressants qu’il convient de saisir mais toujours en cherchant à maîtriser le risque de crédit des émetteurs sélectionnés.
(1) CET1 / RWAs (Risk Weighted Assets ou Actifs pondérés par les risques : mesure permettant aux banques de déterminer la quantité de fonds propres à détenir pour faire face à des pertes imprévues au-delà de ce qu’elles peuvent supporter)
(2) Source : BCE, janvier 2023.
(3) Additional Tier 1.
(4) Source : Single Resolution Board, 17 mars 2020.
(5) Source : Données de marché, mars 2023.
(6) Fuite des dépôts.
(7)Source : Bloomberg, mars 2023.