Les perspectives d’un pivot des banques centrales s’éloignent.
Thomas Planell, Gérant – analyste DNCA Investments.
Certes, la Banque du Canada a mis en pause son programme de hausse des taux. Bientôt, elle sera suivie par l’Australie. Néanmoins, les marchés monétaires s’ajustent.
Si l’on se penche sur les attentes de taux terminaux, les prévisions à un an remontent partout : Etats-Unis, Zone Euro, Japon, Royaume-Uni, Canada, Australie, Nouvelle-Zélande, Suisse, Norvège… A l’exception de la Suède, en proie à un ralentissement économique plus fort qu’ailleurs, accentué par un marché résidentiel en crise. Dans les pays émergents, la croissance de l’Inde a ralenti au quatrième trimestre, les perspectives sont revues à la baisse au Brésil et au Mexique.
Plus loin sur la courbe des taux américaine, l’inversion s’amplifie. Le niveau est extrême. Jusqu’à 1% d’écart entre le 2 ans et le 10 ans américain. L’écart est proche de celui de la désastreuse récession des années 1980 causée par la lutte de Paul Volcker contre l’inflation. Le chômage américain avait atteint 10,67% en décembre 1982. Elizabeth Ann Warren avait 33 ans à l’époque.
« Vous êtes-vous directement adressé aux 2 millions de personnes que vous allez mener au chômage ? »
Au capitole mardi dernier, c’est la question qu’elle a lancé à Jerome Powell. Ce dernier a confirmé qu’il usera de tous les moyens nécessaires, y compris la hausse du chômage, pour réancrer les attentes d’inflation autour de 2%. Tel Trump en 2018, la sénatrice attaque la politique menée par la FED. Sur le terrain de l’emploi cette fois. La hausse des taux crée du chômage. Son élasticité peut être élevée.
En 2022, l’OFCE estimait qu’en France 1 point de hausse des taux réels augmentait le chômage de 0,5%. Accusé, Jay Powell se défend : à 3,4% le chômage n’a jamais été aussi bas depuis 55 ans. Quand bien même il remonterait à 4,5%, il resterait sous sa moyenne historique… Et en deçà du point le plus bas de la période 1970-1990 (4,77% en décembre 1973).
Faut-il voir dans ce chiffre l’idée que se fait Powell du NAIRU, ce fameux taux de chômage idéal qui stabilise l’inflation et détermine la politique monétaire ?
Difficile à dire : le Non Accelerating Inflation Rate of Unemployment est un point théorique sur une courbe économétrique. Les économistes l’estiment entre 4,5 et 6%. Mais il n’est pas constant dans le temps. Par ailleurs, il est incompatible avec le mandat politique du pouvoir exécutif qui promet la fin du chômage à chaque élection. Une chose est certaine cependant, le dynamisme du marché de l’emploi reste fort. Trop fort.
En janvier, il y avait encore 5,1 millions d’offres de plus qu’il n’y avait de demandeurs de postes, selon la FED de Saint-Louis. La main-d’œuvre manque sur le chantier de la nouvelle usine de semiconducteurs d’IBM. Certaines compagnies de construction déploient leurs employés en jet privé quand elles ne peuvent trouver de travailleurs localement. Tout semble laisser penser que la Covid 19 fut davantage un accélérateur que la cause principale du déficit de travailleurs.
La population en âge de travailler croît de moins en moins vite chaque année aux Etats-Unis : moins de 2 millions entre 2017 & 2022, contre 12 millions entre 2000 et 2005. La France est en proie à la même dynamique. Le taux de chômage est au plus bas depuis 1982. Le taux d’emploi des seniors progresse : 77% pour les 55-59 ans (+18 points depuis 2010, date du rehaussement de l’âge minimal de 60 à 62 ans). Celui des 60-64 ans a triplé depuis 2001 passant de 10 à 36%. Mais la population en âge de travailler croît moins vite : 70.000 individus par an entre 2016 et 2021 contre 110.000 chaque année entre 2011 et 2016. Selon l’Insee, le nombre d’actifs commencerait à régresser à partir de 2040. Le ratio de cotisants sur retraités (aujourd’hui 1,7x) pourrait atteindre 1,2x en 2070.
Repousser l’âge de départ à la retraite ne résout pas tous les problèmes et laisse des questions en suspens. Le vieillissement de la population nous a-t-il déjà fait rentrer dans une époque de chômage naturel structurellement bas ? Est-ce de nature à renchérir les salaires sur la durée et par voie de conséquence les prix en général ? Comment protéger la rémunération des retraités d’une inflation persistante ? Comment limiter la vulnérabilité du système au rebond durable du chômage en cas de chocs économiques violents ?
Le risque de voir les états alourdir les charges sur les actifs et les entreprises augmente. A ce titre, le démocrate Joe Biden n’est pas en reste. Il propose un nouveau programme de hausse des impôts envers les plus fortunés (un taux minimum de 25% pour les milliardaires, un doublement de la fiscalité sur les plus-values à 39,6%) et les entreprises. Il espère ainsi faire voter le quadruplement de la taxe sur les rachats d’actions (1% actuellement) au moment où les sociétés américaines annoncent des programmes records ! 261 milliards de dollars en 2023, contre un peu moins de 150 milliards en 2022.
Une hausse en trompe l’œil. Selon JP Morgan, les deux tiers promis sont répartis entre cinq sociétés uniquement (Chevron avec 75 milliards, Meta avec 40 milliards, Goldman Sachs avec 30 milliards, Booking & Salesforce avec 20 milliards chacun. L’Europe n’a pas à rougir. Les sociétés bien financées profitent de la baisse de leur valorisation pour réduire leur capital, en plus de dividendes élevés. Au point que le rendement servi par ce retour à l’actionnaire en Europe surpasse celui des sociétés américaines : il s’élève à 3,5% auquel il convient d’ajouter 3,9% de rendement du dividende. Est-ce la raison pour laquelle les actions européennes résistent aussi bien aux tourments qui agitent les marchés obligataires ?