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Thomas Planell, Gérant-analyste chez DNCA ​ ​
Thomas Planell, Gérant-analyste chez DNCA ​ ​

Il n’y a jamais de « bon moment » pour lire un chef-d’œuvre.

Comme le note Jean-Pierre Cometti dans sa préface de L’homme sans qualités, de Robert Musil, la capacité d’un livre à « se placer au-dessus du temps […] est celle qu’on attribue d’ordinaire aux chefs-d’œuvre » : un tel ouvrage se lit à tout âge et surtout n’importe quand.

Néanmoins, l’heure est particulièrement bien choisie pour s’atteler à la lecture de ce roman inachevé, assez méconnu des lecteurs français, l’un des plus longs et des plus brillants du XXème siècle.

Ecrit quelques années avant le grand fracas de la Seconde Guerre mondiale, le récit place son personnage principal un peu plus tôt, au début du siècle, dans l’antichambre de la guerre de 14-18.

A l’heure où l’Allemagne et les Etats-Unis annoncent envoyer leurs blindés lourds Léopard et Abrams en Ukraine, alors qu’à Brasilia comme à Washington, les partis alternatifs d’extrême droite encouragent leurs membres les plus exaltés à marcher sur les institutions législatives sacrées, tandis que Giorgia Meloni ose dire que Mussolini (qui a précédé Hitler ou Staline dans le totalitarisme, n’en déplaise à Hannah Arendt), a néanmoins « beaucoup accompli » pour son pays… tout nous renvoie aux trépidations philosophiques d’Ulrich, le protagoniste.

Comme lui, alors que nous avançons le long de ce nouveau siècle, nous sommes chambardés, tantôt par le ressac des marées utopiques, tantôt par celui des courants dystopiques. 

Quand notre regard scrupuleux, inquiet, conscient de l’enjeu climatique se porte vers 2050, cet évanescent phare d’Alexandrie du net zéro, il se heurte à un mur aussi symbolique que celui de Berlin.

Ce mur, c’est la guerre en Ukraine, totale : conscription forcée des deux côtés des frontières, tranchées, batailles rangées de blindés où se mêle la chair à l’acier, propagande absurde… et loin du front, redémarrage des centrales à charbon, au point que nous n’avons jamais autant émis de gaz à effet de serre dans l’histoire qu’en 2022 : 58 gigatonnes…

Décidément, non, nous ne sommes pas encore sortis de l’auberge du XXème siècle ! Nous semblons au contraire comme condamnés à y retourner. A nous laisser aspirer tel le protagoniste par « l’extraordinaire tableau d’un monde qui allait être précipité dans la catastrophe » ainsi que le note Elias Canetti, proche de l’auteur.

Néanmoins, à court terme, il ne paraît plus impossible que l’Europe échappe au destin catastrophique (80% de probabilité d’une récession cette année) que les marchés lui vouaient. Les cuves de gaz sont pleines à 85%, c’est bien plus que la moyenne des cinq dernières années, alors qu’en général, le continent brûle 40% de sa consommation entre décembre et février !

Le mois prochain, les températures sont attendues largement au-dessus de leur moyenne historique… Au point que selon Morgan Stanley, nous devrions sortir de l’hiver avec des réserves remplies à 51%. En ajoutant à cela une baisse de 16% de la demande, la banque réduit de 50% sa cible de prix sur le LNG en 2023 !

Pour le secteur des matériaux de construction (8% du chiffre d’affaires disparaît dans les coûts énergétiques) et l’ensemble de l’économie européenne, c’est une bouffée d’oxygène.

Au point que les investisseurs récompensent en espèces sonnantes et trébuchantes les révisions à la hausse de la croissance en zone euro induites par la clémence de la météo.

Après 83 milliards de dollars de décollecte l’an dernier (45 semaines consécutives de flux sortants) nous assistons au retour de l’Europe dans les allocations. Selon Bank of America, la semaine dernière a été la plus prolifique depuis la guerre : 3,4 milliards de dollars ont été investis sur les actions du vieux continent.

Avec un sentiment de marché plus positif, une progression des actions de 12% depuis le début de l’année, une valorisation de retour au-dessus de sa moyenne historique (12,9x les bénéfices des douze prochains mois pour l’Eurostoxx 50), plusieurs questions se posent pour les investisseurs.

Les attentes bénéficiaires pour l’année 2023 (environ +0,8% selon le consensus IBES), nettement revues à la baisse depuis plusieurs mois sont-elles trop timorées par rapport à un scénario économique qui pourrait être meilleur que prévu ? Ou faut-il rester prudent en se fiant à la direction des indicateurs PMI (en repli marqué) qui présente un niveau de corrélation plus fort avec les profits que la croissance du PIB ? Venant déjà d’un niveau historiquement élevé, les entreprises peuvent-elles, dans ce contexte, maintenir leurs marges records ?

Les résultats du T4, données ex-post, ne nous offriront qu’une lecture limitée de l’avenir. Jusqu’à présent, le secteur des semi-conducteurs (près de 25% des ventes en Chine) et les financières ont particulièrement bien tiré leur épingle du jeu.

Néanmoins, pour les 12% de sociétés du Stoxx Europe 600 qui ont publié leurs résultats pour le quatrième trimestre, le bénéfice par action reste généralement plus faible qu’espéré : en moyenne, il s’établit 8% sous les attentes des analystes.

Toutefois, la réaction boursière positive de certaines valeurs cycliques dont les résultats restent sous pression, semblent indiquer que les investisseurs sortent de leur phase d’hibernation en matière de prise de risque.

A la faveur des coûts de l’énergie en baisse, ils se montrent moins frileux à l’idée de revenir sur les sociétés industrielles européennes qui, à l’export, peuvent bénéficier d’un euro historiquement faible.

La décote par rapport aux actions américaines (29%) qui offrent une sensibilité deux fois moindre à la Chine (4% des ventes contre 8% en Europe) est un soutien supplémentaire pour les actions européennes. De surcroit, avec une seule semaine de collecte nette positive au compteur depuis la guerre, le potentiel de réallocation reste intact.

Autrement dit, les actions européennes ne doivent pas leur salut à la seule clémence de la météo. Des températures au-dessus de la normale ne sauraient justifier l’épisode de surperformance le plus fort des indices européens vis-à-vis des actions américaines depuis 2008. De là à prédire que les marchés européens rentrent dans une phase structurelle de surperformance, il y a tout un monde qui plus que jamais appelle à la prudence et à l’humilité… Comme le dit Musil (qui ouvre d’ailleurs son roman avec l’une des plus célèbres descriptions météorologiques de la littérature moderne) : « Agis aussi bien que tu le peux et aussi mal que tu le dois, tout en restant conscient des marges d’erreur de ton action ! ».

KFI

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