Thomas Planell DNCA Investments
Autour d’elle, la Russie assoit les « BRICS ». Pour elle, ostracisée, exclue de SWIFT, pour la Chine et pour les autres émergents non alignés sur l’occident, le contournement du dollar est un thème central.
L’alternative ? Le yuan qui a servi d’unité de compte à la moitié des transactions de la Russie avec le monde extérieur en juillet 2024. 4ème monnaie des paiements internationaux (4,7% du total selon le système interbancaire Swift), il gagne des parts de marché depuis mi-2022.
« L’utilisation du dollar comme arme a complétement détruit la foi sur laquelle le système monétaire international est fondé, écrivait en 2023 Yu Yongding, ex-conseiller de la PBOC. On croirait lire de Gaulle 60 ans avant : « Alors, cette espèce de valeur transcendante qui était reconnue au dollar a perdu sa base initiale ». A l’époque, cette base initiale « était la possession par l’Amérique de la plus grande partie de l’or du monde ». Or qu’Emmanuel Monick, lucide gouverneur de la Banque de France, a d’ailleurs exfiltré de l’est du pays dès 1932, façon Charles V pendant la Guerre de 100 ans, puis de métropole dès 1939…
En ce siècle des guerres mondiales où se sont opposés aussi farouchement les démocraties aux tyrannies que les détracteurs de la relique barbare emmenés par Keynes et Roosevelt se sont opposés aux conservateurs monétaires comme Herbert Hoover, de Gaulle, irrité par Yalta, s’installe fermement dans le camp de la restauration de l’or comme standard primordial des paiements internationaux. « En vérité on ne voit pas qu’il puisse y avoir réellement de critère, d’étalon autre que l’or » ajoute-t-il. « Et oui l’or qui ne change pas de nature, qui peut se mettre différemment en lingot, en barre, en pièce, qui n’a pas de nationalité, qui est tenu éternellement et universellement pour la valeur inaltérable et fiduciaire par excellence du reste » … Contrairement au dollar, son ennemi désigné, que le généralissime décide, ultime affront, de convertir au taux fixe de 35$ en lingots qu’il rapatrie sur le territoire, courrouçant l’Amérique.
Aujourd’hui, l’or s’approche des 2800 $. En 2024, c’est l’actif gagnant. +31% en dollar pour les cours spot depuis le début de l’année. Attention toutefois : que l’on s’expose physiquement ou au travers de contrats futures, il faut s’acquitter de coûts de stockage ou de portage qui se font peu sentir cette année mais qui, dans les années moins fastes, peuvent bruler les mains des porteurs. On peut aisément les quantifier en observant la courbe des contrats à terme. Elle induit que le coût de détention à un an est supérieur à 4%, en raison notamment des taux d’intérêt qui repartent à la hausse un peu partout sur la planète : autour de 4,2% à 10 ans aux Etats-Unis, au-dessus des 3% en France, à leur plus haut niveau depuis 2008 pour les obligations japonaises à 40 ans (2,6%).
Le fort rebond des taux d’intérêt est une des composantes inattendues avec laquelle doivent composer les investisseurs depuis que la FED a baissé ses taux de 50 points de base en septembre. Il a été particulièrement marqué depuis le début de la semaine écoulée et semble prendre l’ascendant sur la saison de résultats des entreprises européennes.
Parmi l’EUROSTOXX élargi, un peu plus de 70 sociétés sur les 286 qui composent cet indice de 11 pays de la zone euro ont publié leurs chiffres du troisième trimestre. Pour l’instant, la déception semble venir davantage du haut du compte de résultat que des profits. Certes les bénéfices baissent de 11% (tirés par l’énergie et le secteur automobile) mais sont 5% supérieurs aux attentes des analystes. En revanche la croissance des chiffres d’affaires qui s’affaisse de 1,5% (notamment dégradée par le secteur du luxe) s’enfonce 3% sous les estimations du marché.
Au gré des publications, les secteurs sensibles aux taux (bond proxies, electrification compounders, immobilier commercial) peuvent être martelés par les marchés sans que les résultats, parfois meilleurs qu’attendus, ne soient d’aucun secours. Les investisseurs ne quittent pas la macro-économie des yeux et cherchent à comprendre de quelle source provient le rayonnement intense des taux et de l’or. Du renchérissement des anticipations d’inflation ?
Il est vrai qu’elles progressent de 30 points de base depuis mi-septembre. Mais depuis le 10 octobre, elles évoluent dans un range contenu. En réalité, le rebond actuel des taux n’est pas accompagné par une hausse de l’inflation, ce qui suggère un renchérissement assez marqué du coût réel du capital. En poussant les taux réels à 1,9% (rendement d’un obligation américaine indexée à l’inflation à 10 ans), les marchés opèrent un véritable resserement des conditions financières de facto. Historiquement, l’or aurait dû en souffrir.
Si ce n’est pas le rebond des anticipations d’inflation, quel pourrait être le déclencheur de ce mouvement ? Difficile, à court terme, de ne pas regarder du côté de l’échéance électorale américaine. Même si l’on considère qu’à l’échelle du temps politique, eu égard aux marges de manœuvre limitées par les garde-fous institutionnels, elle puisse être une souris, il semble clair qu’elle continuera d’accoucher comme d’autres avant elle, quel que soit le résultat, d’une montagne de déficits jumeaux.
Mais ne se cacherait-il pas dans ce bruit d’informations quotidiennes, quelque chose qui peu à peu, à pas de velours, nous rapproche d’un changement de long terme ? C’est ce que doit se demander en permanence l’investisseur : voir plus loin et plus grand pour préparer son allocation stratégique. La question que nous enjoignent de nous poser cette clameur contre le dollar qui résiste néanmoins, cet engouement pour le métal précieux, c’est de se demander s’il ne devient pas nécessaire d’envisager une altération de l’équilibre financier actuel.
Depuis 2020, les obligations américaines à 30 ans ont perdu 30% de leur valeur. C’est un mouvement historique que l’on ne peut exclure de son analyse. Selon le Bureau du budget du Congrès américain (CBO), la dette fédérale américaine s’établit à 124% du PIB aujourd’hui et en 2053, elle culminera à 192%. A l’heure actuelle, son stock culmine à presque 36 000 milliards de dollars. Les étrangers en détiennent 13 000 milliards.
Le surplus d’épargne internationale (les Américains ont le taux d’épargne le plus faible des pays développés) comble le manque d’épargne domestique, finance le déficit courant américain de 1 000 milliards de dollars par an ce qui permet aux Etats-Unis de maintenir un niveau d’imposition très bas, de sur-dépenser, donc de surinvestir dans la croissance. Tout cela grâce à l’émission d’actifs financiers américains qui sont toujours aussi bien entourés, mais qui dans leur partie très longue, commencent à montrer quelques signes de craquelures.
Pour l’instant, le « privilège exorbitant » des Etats-Unis décrit par Giscard d’Estaing continue de jouer à plein. Mais il faut bien avoir à l’esprit que sans cet accès au capital international, les Etats-Unis n’auraient pu mener les politiques des dernières décennies, du moins, pas sans une profonde dévaluation du dollar. Pour autant, le reste du monde y trouve son compte, il n’existe pas ailleurs de gisement aussi liquide et profond d’actifs souverains, pour adosser, collatéraliser, sécuriser les échanges.
Le dollar constitue encore 40% des réserves de change mondiales. Les marchés actions américains quant à eux, facilement accessibles, continuent de délivrer des performances attractives en partie subventionnés par l’excès d’épargne internationale qui soutient le dollar. Les Etats-Unis semblent dominer le monde, mais le monde paraît l’avoir bien volontiers accepté. Ne détient-il pas 20000 milliards d’actifs américains de plus que les Américains n’en détiennent sur le reste du monde ?
L’histoire économique et financière se décompose en périodes marquées chacune par la dominance d’une puissance en sa qualité d’émetteur d’actifs sans risque : le besant de Constantinople jusqu’au 11ème siècle, Venise à la renaissance, la république des Pays-Bas au 17ème, la Grande Bretagne entre le 18ème et le 19ème, la France de Napoléon, puis, les Etats-Unis, posture tantôt partagée avec l’Allemagne et le Japon, qui malgré leur importance économique n’offrent absolument pas la même profondeur que les marchés américains.
En regardant du côté du Japon, très détenu domestiquement, on voit combien les obligations d’un Etat pourtant solidement ancré dans les 5 plus grandes puissances mondiales peuvent demeurer un marché fermé. Aussi décriée soit-elle, chacun trouve pour l’instant son compte dans cette hégémonie américaine qui constitue aujourd’hui une forme réelle d’équilibre.
Toutefois, n’oublions pas que nous vivons dans une forme d’entropie. Plus un métal est lourd (comme l’uranium) et plus il devient instable : c’est une loi physique. Mais l’instabilité d’un atome n’est pas autre chose (par sa fission ou sa fusion) que la quête irréfragable d’une nouvelle forme de stabilité. Le prix de cette transformation est l’émission d’un rayonnement plus ou moins létal. Toute la question est de savoir quel va être le déclencheur d’un changement d’état d’équilibre vers le déséquilibre, à quel moment la dette américaine va atteindre ce qu’on appelle un niveau de masse critique qui pourrait faire s’affaisser le système actuel sous son propre poids.
La réponse est peut-être moins dans la simple comptabilité du stock de dette que dans la motivation primaire de la fuite en avant de l’endettement. C’est peut-être quand la majorité du déficit américain servira non plus à financer le manque d’épargne, mais à payer la charge d’intérêt que lui impose le reste du monde que la masse critique sera atteinte. La date semble peu à peu se profiler. Elle n’est plus si lointaine. Selon le CBO, 60% de l’endettement incrémental annuel des Etats-Unis sera dévoué au paiement des intérêts à partir de 2027. Ce pourrait être le point de rupture.
Le niveau des taux exigés par les marchés jouera alors comme accélérateur ou un ralentisseur de cette échéance… Que ce taux de 60% matérialise finalement la masse critique de l’équilibre mondial actuel, cela dépendra ensuite de l’état du surplus d’épargne du reste du monde et sa volonté de se tourner encore vers les actifs américains. Une chose est certaine, la transition de cet état instable vers un nouvel équilibre émettra un rayonnement gamma létal pour ceux qui n’auront pas blindé de plomb (ou d’or) leur allocation…